Sentir, se souvenir, raconter

12/1/20255 min temps de lecture

Sentir, se souvenir, raconter : quand une odeur devient une expérience vivante

Une odeur ne se laisse pas facilement nommer. Elle se dérobe aux mots, non parce qu’elle serait trop mystérieuse, mais parce que notre langue ne lui a jamais vraiment accordé de place. Contrairement aux couleurs ou aux formes, que nous nommons spontanément « bleu », « rond » ou « carré », nous évoquons rarement une odeur autrement que par son origine : « cela sent la cannelle », « ça rappelle un feu de bois », « ça sent le pin ». Nous avons très peu de mots autonomes pour la senteur elle-même, seulement le nom de la chose qui la produit. Une odeur semble exister davantage par ce qu’elle évoque que par ce qu’elle est.

Cet appauvrissement ne vient pas d’une incapacité sensorielle. Nos nez perçoivent avec finesse, mais c’est notre langage qui limite notre pensée. Ce que nous ne savons pas nommer, nous avons du mal à reconnaître, et encore plus à transmettre. L’odeur, pourtant l’un des sens les plus intimes, immédiats et émotionnellement puissants, demeure ainsi étrangement silencieuse dans notre vocabulaire quotidien.

I. Pourquoi l’odeur résiste-t-elle aux mots ?

Contrairement à la vue ou à l’ouïe, les informations olfactives ne passent pas d’abord par les zones du cerveau associées au langage. Elles rejoignent directement les centres de la mémoire et des émotions, le système limbique, sans véritable passage par un « traducteur » en mots. La sensation olfactive arrive brute, immédiate, souvent affective avant d’être conceptualisée.

À cette dimension neurologique s’ajoute une dimension culturelle. Dans les sociétés occidentales, la vue et l’ouïe ont longtemps été considérées comme les sens nobles, liés à la connaissance, à l’art, à la raison, tandis que l’odorat était perçu comme instable, subjectif, trop intime, parfois même suspect. Nous ne l’avons pas cultivé comme un langage. Dans d’autres cultures, au contraire, les odeurs sont nommées avec précision, discutées, transmises, et donc ressenties autrement.

La linguiste Asifa Majid, qui étudie ces questions depuis des années, résume bien l’enjeu en observant que ce que nous ne savons pas nommer, nous peinons à le remarquer vraiment. Notre difficulté à décrire une odeur ne vient donc pas d’un manque de sensibilité, mais d’un défaut de mots, et donc d’attention. Ce que nous ne savons pas nommer, nous le percevons moins.

II. Quand l’expérience devient langage : le rôle des mots dans la perception

Plusieurs peuples, comme les Jahai ou les Maniq de Malaisie et de Thaïlande, possèdent des dizaines de mots abstraits pour décrire les odeurs, sans référence à leur source. Un terme désigne, par exemple, une senteur piquante et un peu animale, un autre une odeur humide, presque métallique, un autre encore « l’odeur qui attire le tigre ». Leur vocabulaire ne décrit pas l’objet, mais la qualité perceptive de l’odeur.

Des expériences menées par Asifa Majid et ses collègues ont montré que ces locuteurs nomment les odeurs aussi facilement que les couleurs. Pour eux, parler d’une odeur est un geste aussi simple que dire « rouge » ou « vert » pour une nuance visuelle. Cela démontre que la difficulté n’est pas universelle : elle dépend de la langue, donc du regard culturel que nous portons sur nos propres sensations.

Un autre résultat est tout aussi frappant. Lorsqu’on enrichit le vocabulaire d’une personne, sa perception olfactive s’affine. Le mot fonctionne comme une lentille. Nommer une nuance olfactive, c’est apprendre à mieux la sentir. L’expérience se structure, se déplie. Le langage ne sert plus seulement à transmettre l’odeur, il aide à la percevoir.

On retrouve cette dynamique dans des univers très concrets. L’œnologue Ann C. Noble a ainsi développé la fameuse « roue des arômes » du vin, qui offre un lexique partagé pour parler de ce que l’on sent dans un verre. De la même façon, Jean Lenoir a créé les kits « Le Nez du Vin », où chaque fiole devient un repère, un mot en attente de nez. Dès que l’on dispose d’un vocabulaire commun, l’expérience olfactive se précise et se densifie.

III. Sentir, ce n’est pas seulement identifier : c’est interpréter

Une odeur n’est pas qu’un signal. Elle peut rappeler un lieu, une scène, une lumière, parfois un geste ou une saison. Elle ne renvoie pas seulement à un objet, mais à ce qu’il évoque, à ce qu’il réveille en nous.

Ainsi, deux personnes sentant la même odeur ne perçoivent pas la même réalité. L’une y retrouve une enfance à la campagne, l’autre une salle d’attente, une troisième le parfum d’un proche disparu. L’odeur ne se contente pas d’être perçue, elle suscite, elle interprète, elle recompose.

C’est pourquoi l’écriture olfactive ne consiste pas à nommer une composition ou à deviner ses ingrédients. Elle relève plutôt d’un geste plus intérieur : observer ce que l’odeur provoque en soi. Reconnaître qu’elle ne décrit pas le monde, mais notre propre façon d’y être sensible. Le parfum devient alors une sorte de miroir sensoriel qui nous renvoie, à travers lui, une part de notre histoire.

IV. Peut-on apprendre à décrire ce que l’on sent ? Oui, et cela transforme notre manière de sentir

Il n’existe pas de talent « inné du nez ». Les parfumeurs, les œnologues, les torréfacteurs, les cuisiniers ou les artistes olfactifs ont appris à sentir parce qu’ils ont d’abord appris à nommer. Leur finesse n’a rien de magique, elle est patiemment cultivée.

Plusieurs pratiques permettent toutefois de construire une langue de l’odorat.

  1. Sentir avec attention

Prendre le temps de fermer les yeux, respirer lentement, laisser venir l’impression. Au lieu de chercher à identifier immédiatement, écouter ce qui se manifeste : une image, une texture, une couleur, une sensation. On ne devine pas, on observe. C’est un exercice simple, presque quotidien, mais qui change la manière de se rendre disponible à l’odeur.

  1. Tenir un journal olfactif

Décrire régulièrement ce que l’on sent, sans chercher la justesse absolue, mais la justesse intérieure. Noter si l’odeur paraît légère ou dense, fraîche ou sèche, lente ou vive, sombre ou lumineuse. Se demander si elle évoque plutôt un matin, une chambre, une rue, un tissu, une couleur. Ce qui semble naïf au départ devient rapidement une grammaire personnelle.

  1. Explorer des lexiques, des roues des arômes, des kits d’odeurs

Ces outils créent des repères communs et entraînent la mémoire olfactive. On sent, on nomme, on compare, on classe. On reconnaît, non plus seulement la chose, mais la nuance. Dans le vin, le café, le thé, la parfumerie, ces supports sont devenus de véritables instruments d’éducation sensorielle.

  1. Chercher les analogies sensorielles

Une odeur peut être douce ou rugueuse, éclatante ou voilée, aiguë ou mate. Elle peut être ressentie comme bleue, lente, lourde, respirante. Ces emprunts à d’autres sens ne trahissent pas un manque de vocabulaire ; ils ouvrent des ponts vers une expression plus fine. Ils permettent de dire ce qui ne se laisse pas enfermer dans des catégories techniques.

Conclusion : redonner à l’odeur une voix dans la langue

La difficulté à décrire une odeur ne vient ni d’un odorat déficient, ni d’un mystère sensoriel. Elle résulte d’un manque de mots, et donc d’un manque d’attention. Cultiver un vocabulaire olfactif ne revient pas à accumuler des étiquettes techniques, mais à reconnaître ce que l’expérience sensorielle révèle en nous.

Sentir ne revient pas seulement à percevoir.
Sentir, c’est se souvenir, interpréter, parfois même penser.

Et pour certains, le langage émerge parfois d’une odeur silencieuse que la pensée n’avait pas encore nommée, mais qu’elle avait déjà commencée à sentir.

— Majid, A. (2014). Odor naming and cross-cultural studies on olfaction. Radboud University & Max Planck Institute for Psycholinguistics.
— Noble, A. et al. (1984). Wine Aroma Wheel, UC Davis.
— Lenoir, J. (1981). Le Nez du Vin. Éditions Jean Lenoir.
Why So Few English Words for Odors?, The American Scholar, 2019.
Smell words differ primarily in terms of pleasantness and edibility, Stockholm University Research News, 2023.
— Wired Magazine, Why Smells Are So Difficult to Describe, 2014.